6
J’avais le vertige. Je crois que c’étaient les vapeurs. Toute la nuit avait bouillonné dans le chaudron un mélange d’or, de plomb, avec de mystérieux ingrédients. Le parfum en était riche et délicieux ; il m’enivrait.
Ils me mirent debout.
Je me secouai pour m’éveiller, pour que les lampes cessent de me faire mal aux yeux. C’était la lumière du soleil, non ? Asenath était là. Les prêtres entreprirent d’appliquer l’or. Ils commencèrent par mes pieds, en me recommandant de me tenir bien droit et immobile, puis ils me couvrirent les jambes d’or, avec un soin extrême et des gestes presque apaisants. C’était chaud, mais pas douloureux. Je ne ressentais aucune brûlure. Ils me peignirent lentement le visage, en faisant pénétrer la peinture jusque dans mes narines, puis ils en recouvrirent mes cils, un à un, enfin les boucles de mes cheveux et de ma barbe.
J’étais bien éveillé.
— Garde les yeux bien ouverts, dit Asenath.
Ils apportèrent ensuite toutes les belles tuniques de Mardouk. Il s’agissait de véritables vêtements, dont on habillait chaque jour la statue, mais ils voulaient non pas les border d’or mais les en recouvrir, pour que j’aie vraiment l’air d’une statue vivante.
Ils me vêtirent, puis commencèrent à peindre chaque pli de la longue robe, des amples manches, en me demandant inlassablement de lever les bras et de marcher pendant qu’ils accomplissaient leur travail.
Je me plaçai devant un miroir. J’avais l’air d’un dieu. Je vis le dieu.
— Tu es le dieu, me dit un jeune prêtre. Tu es notre dieu, et nous te servirons à jamais. Souris-moi, ô dieu Mardouk, je t’en prie.
— Souris, renchérit Asenath. Tu vois, la laque ne doit pas durcir trop vite. Il ne faut pas qu’elle devienne cassante. Chaque fois qu’elle deviendra trop dure, les prêtres en remettront pour que tu puisses faire jouer le muscle. Souris, ouvre les yeux et ferme-les. Voilà, mon bel adolescent. C’est bien. Entends-tu ce bruit ?
— On dirait que la ville entière est en émoi. J’entendais également les trompettes, mais je n’en parlai pas. J’ai le vertige, ajoutai-je.
— Nous te soutiendrons, promit le jeune prêtre. Cyrus te tiendra. Souviens-toi, prends-lui la main, tiens-la. Tourne-toi souvent vers lui, et embrasse-le. Un peu d’or de tes lèvres ne lui abîmera pas la peau.
En quelques secondes, je me retrouvai hissé sur un chariot d’apparat. Tout autour de nous je découvris les tapis de fleurs – les plus belles de Babylonie, et aussi celles apportées de contrées lointaines, d’Égypte et des îles du Sud.
Nous étions sur un char guerrier dressé sur ce chariot monumental. Les roues du char étaient fixes, et les acolytes, derrière nous, me tenaient fermement par la taille. Sur le côté, un autre m’enlaçait également. Cyrus monta sur le char.
Des cris et des acclamations jaillirent de partout. Les portes étaient restées ouvertes, la foule affluait… La Procession avait commencé. Je cillai. Je vis voler les pétales dans l’air, roses, rouges, blancs, et je sentis flotter l’encens. Je baissai la tête, sentant raidir mon cou, et j’aperçus les prêtres et les femmes du temple qui se prosternaient sur le sol dallé de la cour. Les mules blanches commencèrent leur lente marche.
Hébété, je me tournai vers le roi. Qu’il était beau et resplendissant !
Au moment où nous franchissions les portes, les cris et les vivats les plus passionnés fusèrent. Les Hébreux étaient sur les toits. Je levai la tête. Il y avait comme une brume. Mais je les entendais chanter les psaumes de Sion. Les visages étaient petits, lointains.
Le char prit de la vitesse – dans la mesure où un char géant peut prendre de la vitesse, c’est-à-dire fort peu – et nous roulions régulièrement. Je me tenais d’une main au rebord du char, en arrondissant mes doigts dorés, puis je me penchai, instinctivement, car personne ne me le suggérait, je pris Cyrus par la main et lui donnai le premier baiser.
La foule était extatique. Chaque maison de la voie de la Procession semblait animée d’une existence propre qui criait depuis les fenêtres et le toit ; la vie se pressait à chaque porte, et dans toutes les rues les gens chantaient en agitant des rameaux. J’entendais encore et encore la musique juive, qui nous suivait.
Je ne me rappelle plus la traversée du grand canal, mais il me semble avoir perçu le scintillement de l’eau. Les acolytes me tenaient vigoureusement et m’enjoignaient avec dureté d’être fort.
— Tu es mon dieu, Mardouk, dit Cyrus. Pardonne-leur, ils sont stupides. Tiens-moi la main, dieu. Pour le moment, nous sommes roi et dieu, nul ne peut le nier.
Je souris, et me penchai à nouveau pour l’embrasser sur la joue. Cette fois encore, des cris de joie éclatèrent dans la foule. Nous approchions du fleuve. Nous allions être transportés à bord du bateau, et menés à la maison de l’Ordalie avec Tiamat, pour le grand combat du dieu contre le chaos.
Qu’était-ce ? J’étais pour ma part tellement ivre que cela ne m’importait plus. Je sentais l’or durcir sur tout mon corps. Je le sentais me caresser, comme on me l’avait dit. Mes pieds étaient solidement amarrés, les acolytes me tenaient, et la main vivante et chaude de Cyrus serrait la mienne, tandis qu’il saluait de la tête et de sa main libre les citoyens enthousiastes de Babylone, et qu’il leur criait mille vœux.
Une idée drôle me vint à l’esprit tandis que le bateau remontait le fleuve. La foule nous encerclait de toutes parts et je songeai : Cyrus croit que c’est pour lui ; en vérité, c’est simplement Babylone. Babylone en fête, comme il lui arrive souvent. Il n’a jamais vu une ville s’enivrer de danse et de boisson, il est donc impressionné. Bah, qu’il en profite.
Confusément, je me rendis compte que je n’avais pas vu ma famille. Elle était venue, j’en étais certain, mais je ne l’avais pas vue.
La maison de l’Ordalie était couverte d’argent, d’émeraudes et de rubis. Les piliers étaient d’or, avec des chapiteaux en fleurs de lotus. Le centre du toit était ouvert, et autour de nous s’entassaient par centaines les nobles babyloniens, les gens riches, les hauts dignitaires accourus d’autres cités, les prêtres venus chercher refuge à Babylone avec leurs dieux, ainsi que la foule des hommes appartenant à la suite de Cyrus, tellement semblables à nous, et tellement différents. Plus grands, plus élancés, l’œil plus aigu.
Soudain, je me trouvai seul au milieu de cette cour. Tout le monde avait reculé. Seul Remath restait à mon côté, ainsi que le jeune prêtre compatissant.
— Lève les bras, me recommanda ce dernier. Prends ton épée dans le fourreau.
— Mon épée ? Je ne savais pas que j’en avais une.
— Oui, répondit-il avec ardeur. Lève-la bien haut.
Je savais à peine si j’obéissais. Le monde tanguait devant mes yeux. Les nobles chantaient et les harpes accompagnaient leurs voix. Puis je reconnus un son que j’avais entendu lors de spectacles et de chasses avec mon père et mon frère : j’entendis rugir des lions en cage.
— Ne crains rien, dit Remath. Ces animaux sont repus et gorges de potions qui les rendent somnolents. Quand on les lâchera, ils viendront l’un après l’autre se dresser comme on le leur a appris pour lécher sur tes lèvres le miel que je vais y déposer. Du miel et du sang. À ce moment-là, tu leur plongeras ton épée dans le corps.
Je ris.
— Et vous, où serez-vous ?
— Ici, à tes côtés. Ce ne sera rien, dieu Mardouk, ces lions veulent mourir pour toi. Il approcha un calice de mes lèvres. Bois le miel et le sang.
J’obtempérai, à peine capable de sentir que j’avalais. Je me rendis compte que ma peau était devenue presque insensible, comme sous le vent froid et piquant de la nuit du désert. J’avalai, et il m’en donna encore, jusqu’à ce que ma langue et mes lèvres soient couvertes de sang et de miel.
Une terrible excitation avait gagné la foule. Je sentais la peur. Le premier lion avait été lâché et s’avançait vers moi. Les Perses reculaient vers les murs. Je sentais la peur. Je ris à nouveau. Que c’est drôle, songeai-je. Je suis à moitié mort, et ce lion vient vers moi en chancelant.
Soudain, le fauve bondit ; les deux prêtres durent me retenir pour que je ne m’écroule pas sous son poids. Je brandis l’épée et puisai des forces dans la laque d’or pour la plonger dans le cœur de l’animal. Son haleine chaude et fétide m’entra dans les narines, sa langue toucha mes lèvres, puis il bascula gauchement en arrière, mort. La foule entonna un interminable chant de courage.
Le roi vint alors près de moi, son épée à la main ; je compris que, lorsque le deuxième et le troisième lion seraient lâchés, nous allions devoir les tuer ensemble. Le visage du roi était aussi rigide que le mien, et ses yeux, fixés sur le fauve, n’étaient plus que deux fentes étroites.
— J’ai l’impression qu’ils sont pleins de vie, murmura-t-il.
— Mais tu es un roi et je suis un dieu, alors, tuons-les.
Derrière les fauves, le prêtre fit claquer le fouet ; un animal bondit sur Cyrus, qui chancela en tirant son épée et le repoussa d’un coup de pied. Le lion roula sur le dos en rugissant, moribond. Le troisième me sauta au visage. Je sentis le prêtre me soulever le poignet. « Vas-y, maintenant ! » J’enfonçai mon épée à plusieurs reprises, pour tuer la bête et me dégager.
Une fois de plus, tous chantèrent et nous acclamèrent, tandis que j’entendais, au-dehors, les vivats de la multitude. Je vis qu’on soulevait les lions et qu’on les emportait. J’entendis le prêtre entonner l’air rituel de la victoire de Mardouk sur la malfaisante Tiamat.
— « … Et de sa dépouille il fit les cieux et la terre et les mers… »
Les paroles retentirent en sumérien ancien, puis en akkadien, puis en hébreu, comme des vagues sonores se succédant pour m’engloutir.
J’étais seul dans la cour. Les prêtres m’enduisaient de sang et de miel.
— Elles ne te feront aucun mal, dit Remath.
— Quoi ? demandai-je.
Mais je savais. Je les entendais aussi distinctement que les fauves : les abeilles.
Un grand dragon de soie s’avança vers moi ; son ossature d’or fuselée et solidement fixée était manœuvrée à l’aide de bâtons. Il était rempli d’abeilles. Le dragon m’enveloppa, et je me retrouvai enfermé dans une tente de soie. Sa queue dissimulait ma tête. J’entendis se déchirer l’étoffe. Les abeilles étaient lâchées sur moi et me recouvraient tout le corps. La répulsion m’envahit. Mais j’avais les pieds glacés sur place. Les piqûres des abeilles ne perçaient pas l’or et, quand elles approchaient de mes yeux, je me contentais de les fermer. Je me rendis compte peu à peu que les abeilles mouraient. Tuées par leurs propres piqûres, et peut-être aussi par le poison. Je poussai un grand soupir.
— Ouvre bien les yeux, me cria Remath.
Quand toutes les abeilles furent tombées, et que le grand dragon de soie, effondré, eut été offert à mon épée pour le coup de grâce, les acclamations s’élevèrent à nouveau.
Je fus transporté au haut des marches, jusque sur le toit. J’apercevais la campagne environnante, ainsi que la foule jusqu’à une grande distance. Je levai le bras avec mon épée, le levai encore et encore, me tournant à l’est, puis à l’ouest, au nord, et au sud ; je levais l’épée et je souriais, et les foules répondaient en chantant. La terre entière chantait vers moi.
— Que c’est beau, murmurai-je. D’une beauté indescriptible.
Mais personne ne m’entendait. L’air frais me réveilla, caressant mes narines et ma gorge, rafraîchissant mes yeux. Les prêtresses du temple m’entourèrent, lançant des fleurs en l’air, puis je compris qu’on m’entraînait vers la couche royale.
— Tes désirs seront exaucés sur-le-champ, dit Remath. Mais je te conseille de dormir.
— Oui, bonne idée. Mais comment m’empêcheras-tu de mourir ?
— J’entends ton cœur. Tu vivras assez longtemps pour faire le voyage du retour. Tu es plus vigoureux qu’on ne l’imaginait.
— Alors, amène-moi une prostituée, ordonnai-je. Tous se troublèrent. Eh bien ? insistai-je.
Les prostituées hurlèrent de plaisir. Je leur fis signe d’approcher. Cependant, je ne pouvais que les prendre à tour de rôle dans mes bras et planter des baisers empoisonnés sur les délicieuses petites bouches qui se tendaient vers moi, puis les renvoyer, pâmées, en espérant qu’elles essuieraient le plus vite possible toute trace du baiser. Je riais tout au fond de moi, les lèvres closes.
Bien des événements eurent lieu, cette nuit-là – un feu de joie, des poèmes, des danses –, dont je ne vis rien : je dormis. Je dormis. Debout, en équilibre vers l’arrière comme si j’étais adossé, et les yeux ouverts à cause de l’or frais qui m’empêchait de les fermer. Le monde semblait pris de folie. Je m’éveillais de temps en temps, pour voir danser des flammes et des silhouettes, entendre un son, un murmure, un bruit de pas précipités, et je sentais des mains humaines me saisir.
Une fois, je crois avoir vu le roi danser. Il dansait, avec les femmes, un curieux ballet lent et solennel, puis il leva les bras et se prosterna devant moi. On ne me demandait rien ; le sourire était figé sur mon visage durci par l’or, et c’est seulement quand je riais que je sentais picoter ma chair.
À midi, le lendemain, lorsque nous entreprîmes la procession de retour jusque dans la cour d’Esagil, je sus avec certitude que je mourais. Je pouvais à peine me mouvoir. Les acolytes, à l’abri des voiles et des robes de soie, recouvraient avec ardeur mes genoux d’or fluide, pour les garder flexibles, mais ils ne voulaient pas que les gens s’en rendent compte. Et j’étais moins fatigué qu’hébété.
Nous entrâmes dans la cour, où devait être lu le grand poème « Au Commencement », et où les acteurs devaient donner leur spectacle. Une grande tristesse me submergea soudain, ainsi qu’une vive confusion. Quelque chose n’allait pas. Soudain, telle une réponse à une prière, j’entendis chanter mon père, avec mes frères.
Je ferai qu’un homme sera plus précieux que
l’or fin, et une personne plus que l’or d’Ophir.
Je m’efforçai d’entendre plus clairement leurs chères voix familières :
Ainsi a dit l’Éternel à son oint,
ci Cyrus, que j’ai pris par la main droite,
afin que je renverse les nations devant lui…
— Tourne la tête vers eux, dieu Mardouk, dit Cyrus. C’est ton père, qui chante de tout son cœur.
Je me tournai, et ne distinguai qu’une nuée de bras agités, de guirlandes lancées en l’air, de fleurs qui retombaient, mais j’entendis mon père :
J’irai devant toi,
et je redresserai les lieux tortueux
et je te donnerai les trésors cachés,
et les richesses les plus secrètement gardées,
afin que tu saches que je suis l’Éternel,
le Dieu d’Israël, qui t’appelle par ton nom.
Les chants se prolongèrent jusqu’aux portes du temple, où s’élevèrent des cris : « Le Messie ! Le Messie ! Le Messie ! » Cyrus agita les bras, envoya des baisers. Puis vint enfin le moment du couronnement.
On nous descendit du char et du chariot, pour nous faire gravir, sur un tapis de fleurs, l’interminable escalier de la grande ziggourat Etemenanki, afin que, de très loin, tous puissent nous distinguer dans l’encadrement des larges portes. Je crus mourir avant d’atteindre le sommet ; je voyais les degrés dorés s’élever devant moi, et je songeai à l’échelle de Jacob, montant vers le ciel au milieu des anges.
Nous arrivâmes enfin au sommet, sur cette montagne construite par et pour le dieu. On me tendit la couronne. Je ne contrôlais plus du tout mes membres. Je ne sentais rien.
Je souriais parce que c’était facile, et j’éprouvai une douloureuse lassitude dans les bras en soulevant l’énorme couronne perse toute en or et en la plaçant sur la tête du roi vivant.
— Maintenant, je voudrais mourir, murmurai-je.
J’étais exténué, avec des douleurs dans les genoux, dans les pieds, dans tout ce corps qui n’avait plus la moindre liberté.
Je vis distinctement les yeux aimants de Cyrus, je vis la solennité de son visage, je vis… la consécration de la royauté en lui. Je vis peut-être aussi un peu de la démence d’un roi.
Avec une sournoise habileté, les prêtres s’affairaient autour de moi et me repeignaient inlassablement pour que je puisse remuer mes membres ; il me revint un peu de vitalité.
— Garde les yeux ouverts, me répétait Remath. Garde les yeux ouverts.
J’obéissais. On nous redescendit dans la cour du temple. Le banquet dura des heures. Je sais que les poètes chantèrent, je sais que le roi dîna, ainsi que tous les nobles, mais je restai assis là, rigide, les yeux fixes. Mes yeux ne pouvaient plus se fermer, quoi qu’on fasse. Ils ont été stupides d’ajouter tant de peinture, cela me ramollit les paupières, songeais-je. Et je regardais mes mains posées sur la table, en pensant : Mardouk, pas une seule fois je n’ai fait appel à toi.
Sa voix résonna aussitôt à mon oreille.
— Tu n’as pas eu besoin de moi, Azriel. Mais je suis avec toi.
Enfin ce fut terminé. La nuit était tombée. Le roi était couronné, la Babylonie était la Perse, le peuple était ivre au-delà des portes du palais et du temple et, dans ces deux bâtisses, d’autres buvaient et chantaient encore.
— Maintenant, dit le jeune prêtre, nous allons te porter au sanctuaire. Tu n’as plus besoin de marcher. Tu n’as qu’à prendre place à la table du banquet. Si tu ne meurs pas dans les heures qui viennent, nous te verserons de l’or dans la bouche.
— Pas tout à fait encore, intervint Remath. Suis-moi, et vite, car nous avons encore un rituel à accomplir.
Le jeune prêtre était dérouté. Moi aussi, mais peu m’importait. Je commençais à m’assoupir et, quand je vis les formes floues des morts qui me contemplaient peureusement, j’en fus heureux. J’avais imaginé qu’ils descendraient sur moi dans un bruit de tonnerre, comme une armée, pour m’arracher mes vêtements d’or et me dire : Viens errer dans l’éternité avec nous ! Mais il n’en fut rien.
Soudain, je sentis une chaleur intolérable. Je distinguai un grand feu. Je crus reconnaître la voix de mon père, mais je n’en étais pas sûr, puis j’entendis Asenath.
— C’est une magie toute-puissante ! Veux-tu qu’il meure ? Donne-le-moi !
L’espace d’un instant j’aperçus mon père ; l’air confus, il lui donnait l’antique tablette dans son enveloppe d’argile. « Azriel ! » cria-t-il, tendant les bras vers moi. J’aurais voulu parler, mais il était trop tard, je ne pouvais plus. Les portes de la pièce où nous avions pénétré furent claquées à la figure de mon père et à la face du monde.
Un feu brûlait sous un chaudron plein d’or en fusion. L’air était irrespirable. Asenath brisa l’enveloppe d’argile, d’un geste désinvolte, puis elle éleva la tablette à la lumière d’une torche.
J’étais seul, debout à l’écart, trop rigide pour bouger, trop rigide pour tomber, les yeux fixés sur eux. Je n’avais même pas peur du feu. Que faisaient Remath et la vieille femme ? Où était le grand prêtre ? Ne l’avais-je pas aperçu de temps en temps ?
Asenath commença à lire ; ce n’était pas du sumérien, mais de l’hébreu, de l’antique hébreu cananéen.
— « … qu’il voie sa propre mort et qu’il voie son âme, son tzekm, son esprit et sa chair bouillis ensemble avec ses os, pour vivre dans les os, à jamais, et n’en être rappelé que par le maître qui connaît son nom, et qui appelle son nom… »
— Non ! hurlai-je. Ce n’est pas un charme ! C’est une malédiction ! Sorcière ! Menteuse !
L’or qui me couvrait se craquela comme je m’élançais sur elle de toute ma force ivre, mais elle recula comme une danseuse et Remath me saisit à la gorge. J’étais dans le même état de faiblesse stupéfaite que les lions qu’on m’avait opposés.
— Sorcière ! criai-je. C’est une malédiction !
— « Qu’il voie tout ce qui est en lui visible et invisible et tous les fluides de son corps bouillis avec les os, et qu’il soit attaché à ces os et à quiconque en sera le maître, et que jamais il ne soit reçu dans l’obscurité du shéol ni dans la vie éternelle de Dieu à jamais ainsi soit-il. »
— Mardouk ! hurlai-je.
Je me sentis soulevé par-derrière et plongé dans l’or bouillant. Je hurlai et hurlai sans fin. Jamais je n’aurais imaginé pareille souffrance. Comment une telle chose pouvait-elle m’arriver ? Comment se pouvait-il que de l’or bouillant m’asphyxie, engloutisse mes yeux ?
Alors que je croyais devenir fou, un bloc fou d’horreur et de souffrance dépouillé de toute conscience humaine, je jaillis hors du chaudron pour flotter librement au-dessus du corps noyé qui cuisait dans l’or. Ce corps qui avait été le mien… et où je n’étais plus !
Je volais au-dessus de lui, bras ouverts, et je le contemplais. Puis je vis la face d’Asenath levée vers moi.
— Azriel ! hurla-t-elle. Regarde, regarde l’or bouillonner, regarde la chair se détacher de tes os, regarde les os se muer en or, ne détourne pas les yeux, ou tu y retomberais dans l’agonie et la mort.
— Mardouk ! appelai-je.
— Tu l’as choisi, rétorqua-t-il. Retourne dans ce chaudron de souffrance et tu mourras.
Il parlait d’une voix brisée. Je me rendis compte qu’il se tenait au-dessous de moi, les yeux levés. Pour la première fois il m’apparut petit et simple. Plus du tout grand ni divin. Asenath n’était qu’une vieille sotte. Remath regardait le corps s’enfoncer dans le chaudron en faisant des bonds, poings serrés, hurlant des malédictions.
Je ne pris pas de décision. Le temps manquait. Ou peut-être était-ce juste la lâcheté. Je ne pouvais pas retourner dans cette souffrance. Je ne pouvais pas être cuit vivant. Je ne pouvais pas supporter qu’on inflige un tel supplice à un être humain. Je regardais, fasciné, la chair flotter puis se détacher dans le liquide doré, le crâne monter à la surface. Le chaudron continua à bouillonner, bouillonner, tandis que la condensation se faisait plus dense.
Asenath s’asphyxiait. Incapable de respirer, elle tomba face contre terre. Remath resta en contemplation devant le chaudron. Et Mardouk continuait à me regarder, ébahi.
Le chaudron finit par être vide, à l’exception de ce qui restait de moi. Remath éteignit le feu et dispersa les braises. Il se rapprocha autant qu’il le put du chaudron et se pencha pour contempler les os qui gisaient au fond. L’étoffe s’était décomposée, ainsi que la chair, et le liquide s’était évaporé ; seuls restaient les os ainsi que, dans cette chambre scellée, toutes les fumées et les particules de ce qui avait été mon corps. Et les os étaient en or.
— Rappelle à toi la chair, esprit, ordonna Remath. Rappelle-la à toi, maintenant, rappelle-la du plus profond des os et de l’air dans lequel elle a voulu s’enfuir, rappelle-la.
Je redescendis et retombai sur mes pieds. Dans la lourde condensation gluante, je vis que j’avais un corps. Vaporeux, mais bien à moi. Puis il devint de plus en plus dense.
Mardouk recula d’un pas en hochant la tête.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je. Pourquoi fais-tu cela ?
— Ô dieux antiques, Remath ; qu’avez-vous fabriqué, ta sorcière et toi ? demanda Mardouk.
Remath rugit :
— Tu m’appartiens, Serviteur des Ossements, car je suis le Maître des Ossements. Tu m’obéiras. Tu obéiras.
Mardouk recula contre le mur, les yeux fixés sur moi avec terreur.
Remath se protégea les mains à l’aide d’un paquet de linges posé sur le lit et renversa le chaudron.
Les os se répandirent ; ce qui ne venait pas, Remath le délogea, en se brûlant, afin que tous les os soient étalés sur le sol.
— Réveille-toi, vieille femme ! cria-t-il. Réveille-toi ! Qu’est-ce que je fais, maintenant ?
J’étais à côté de lui, le corps aussi dense que s’il avait été vivant. Aussi rose et vif que son corps à lui, mais irréel. Je ne le sentais pas. Il n’avait pas de cœur, pas de poumons, pas d’âme, pas de sang ; il avait uniquement la forme que lui donnait mon esprit, jusqu’aux plus infimes détails.
— Regarde, homme stupide, déclarai-je. Asenath est morte. Si tu veux savoir quoi faire, apporte-moi cette tablette, car je suis le seul ici à pouvoir lire les antiques paroles cananéennes.